La perturbation endocrine, ce mécanisme mal compris
12 mai 2020
Sarah De Munck

Les perturbateurs endocriniens sont une famille de molécules ayant une action sur le système hormonal (endocrinien). Ils sont omniprésents dans notre environnement : tickets de caisse (1), mousses des canapés (2), matériel électronique (3), crèmes solaires (4), pesticides (5), jouets en plastique (6) , rideaux plastifiés (7), canettes de soda (8), contenants alimentaires en plastique , poêles antiadhésives (9), œufs (même bio, même ceux du jardin) (10), poissons (11), vêtements neufs (12) (13) etc…   Ces molécules ont la particularité de ne pas répondre aux règles de toxicologie classique. Nous allons explorer dans cette présentation les particularités de ces mécanismes.

La toxicologie classique

Elle repose sur le principe suivant, énoncé par Paracelse (1493-1541) :« Tout est poison, rien n’est poison ; c’est la dose qui fait le poison ». Cela veut bien dire que l’eau peut être aussi toxique que l’arsenic, ou que l’arsenic peut être aussi inoffensive que l’eau selon la dose qui est ingérée. C’est sur cette logique que sont basées toutes les recommandations en terme d’exposition aux perturbateurs endocriniens. « S’il y en a très peu, leur effet sur la santé est négligeable ». Nous allons voir ici que les mécanismes qui perturbent l’équilibre hormonal ne sont pas aussi simples et linéaires.

Le système endocrinien

Avec l’avancée de la médecine, le système endocrinien a peu à peu dévoilé ses mystères. Ce système regroupe plusieurs organes, régulés par l’intermédiaire d’hormones. Une hormone est une molécule directement libérée dans le sang, et ayant une action très spécifique sur un récepteur particulier (on peut citer ici l’insuline, l’œstrogène, la testostérone, le cortisol…). Elles ont la particularité d’agir à de très faibles doses. On peut imaginer une clé, qui a une forme dans l’espace précise, qui entre dans un seul type de serrure, et qui l’active. Tout notre organisme est contrôlé par ces serrures qui attendent des clés afin d’être activées (par exemple : ovulation, croissance des os, pilosité, appétit, transpiration, prise ou perte de poids, immunité…).

Les organes régulés par ce biais sont la thyroïde, les ovaires ou spermatozoïdes, les surrénales (régulation du cortisol, hormone du stress) et le pancréas (régulation du sucre, menant au diabète lorsque déséquilibré). Les quantités de ces hormones dans le sang sont très précisément régulées, et un manque ou un excès entrainent rapidement des pathologies.

Par exemple :  l’œstrogène est produit au niveau des ovaires, et il existe des récepteurs aux œstrogènes dans les seins, le tissus graisseux, le squelette etc…. Donc lorsqu’il y a une modification des quantités d’œstrogène dans le sang, on peut ressentir des effets sur les seins (tension, gonflement par exemple), une prise de poids, une modification du squelette (ostéoporose à la ménopause par exemple) … Ces  effets peuvent aller jusqu’à augmenter le risque de cancer du sein ou de l’ovaire.

La perturbation endocrine

Certaines molécules présentes dans notre environnement ont la particularité de ressembler aux hormones de notre corps, et peuvent interagir avec les récepteurs hormonaux. Ce sont les perturbateurs endocriniens. Lorsque que ces clés étrangères entrent dans notre corps, elles peuvent bloquer ou augmenter l’effet du récepteur. Par exemple, le bisphénol A possède une structure semblable à l’œstrogène, et agit en activant les effets des récepteurs de l’œstrogène. (14)

En augmentant notre exposition à ces molécules chimiques, on augmente donc le risque d’avoir des effets sur la santé.

Pourquoi c’est compliqué ?

Effets à faible dose

Ces molécules ne se comportent pas comme nous en avons l’habitude. Contrairement à ce que Paracelse disait, la toxicité n’augmente pas toujours en fonction de la dose reçue.

Certaines molécules ont une toxicité plus grande à faibles dose, tandis qu’à des doses massives on n’observe pas de toxicité particulière. Il se pourrait que le corps active des mécanismes de réparation et de détoxification, mais qu’à très faible dose ces mécanismes soient inefficaces. Cette effet à faible dose pourrait aussi être lié à la caractéristique des hormones d’être actives naturellement à des doses minimes. Parfois la toxicité ne dépend que de la présence du produit dans l’organisme, peu importe la quantité.

Schéma de courbes dose-reponse classique et non linéaire, https://www.perturbateurendocrinien.fr

Ces phénomènes paradoxaux conduisent à une estimation du risque laborieuse. En effet, si l’on ne teste pas les doses très faibles, on peut conclure à tort que la molécule ne présente pas de risque pour la santé.

L’effet cocktail

Des substances chimiques, qui prises isolément, sont sans danger pour l’homme, peuvent devenir nocives lorsqu’elles sont mélangées.

En toxicologie classique, il est admis que le mélange de plusieurs produits aux doses qui ne donnent pas d’effet observable, et qui agissent via des mécanismes d’action différents, n’entraine pas de toxicité. Mais, lorsqu’il s’agit de perturbateurs endocriniens, des substances mélangées à des doses inferieurs à ces seuils peuvent exercer des effets, lorsqu’elles ciblent un même tissu (15). Les seuils limite sont donc remis en question car nous sommes exposés à de nombreuses molécules quotidiennement.

L’étude de Ulla Hass (16), teste un mélange de 5 pesticides à des faibles doses, et observe une augmentation des malformations dans la progéniture des rats exposés, alors que les doses individuelles ne causent pas ou peu d’effet.

C’est comme si pour évaluer le risque d’accident de la route en état d’ivresse, on évaluait d’un côté le risque que l’on court lorsque l’on roule en voiture (nul ou négligeable) et de l’autre le risque que l’on prend en buvant un verre avec des amis (nul ou négligeable) et que l’on conclut que le risque de boire de l’alcool + celui de rouler en voiture est négligeable, donc que l’on peut réaliser ces deux activités simultanément sans risque considérable.

Fenêtre d’exposition

Nous ne sommes pas tous égaux face aux perturbateurs endocriniens. En effet, ces molécules ont beaucoup moins d’impact chez un adulte, que chez le fœtus. Durant la grossesse, le fœtus est très dépendant des hormones de sa mère qui passent la barrière placentaire, d’une part parce qu’il n‘en produit pas lui-même et d’autre part car les hormones vont guider la formation de l’embryon, en dressant une cartographie du corps en devenir.

Par exemple la thyroïde joue un rôle central dans le développement du cerveau pendant la grossesse (17) . Un déficit grave en hormone thyroïdienne chez la maman entraine le crétinisme, qui se manifeste entre autres par un retard mental irréversible chez l’enfant. Cette maladie a beaucoup été observée au XIXème siècle dans les alpes, à la suite des carences graves en iode dans ces régions. Ceci a été corrigé par l’ajout d’iode dans l’alimentation, notamment dans le sel.

L’exposition aux perturbateurs endocriniens pendant la grossesse et la petite enfance a donc beaucoup plus d’impact (14) (18) (19), et ces populations devraient être particulièrement protégées. On parle symboliquement d’une fenêtre de sensibilité plus importante les 1000 premiers jours de vie à partir de la fécondation.

L’épigénétique

Une étude aux Pays-Bas, a suivi des femmes enceintes durant la guerre. Ces femmes ont subi une grave famine durant leur grossesse. Il a été remarqué que les enfants de ces femmes avaient plus de risque de souffrir de surpoids ou d’obésité. La famine a en quelque sorte sélectionné des gènes de protection, qui favorisent la prise de poids afin d’augmenter l’adaptation de l’espèce à son environnement.

Il est maintenant bien connu que l’environnement au sens large (molécule, conditions de vie…) a un effet sur l’ADN sans induire de mutation génétique au sens strict. De plus, ces modifications de l’expression de l’ADN sont transmises aux générations suivantes.

Ce concept appliqué aux perturbateurs endocriniens pourrait expliquer une partie de leur effet, et met en garde sur le potentiel effet transgénérationnel de ces toxiques. Des études ont montré qu’en exposant une fois une souris gestante à un toxique, c’est la 3eme génération de souris (donc son « arrière-petite fille ») qui présente le plus de pathologies (20). Nous observons la même évolution avec le scandale du distilbène, médicament donné pendant la grossesse qui a provoqué des cancers du vagin à l’âge adulte aux enfants exposés durant la grossesse. (21)

Conclusion

Les mécanismes des perturbateurs endocriniens impliquent une grande prudence dans leur évaluation : ils ont des effets à faible dose, ils se comportent différemment lorsqu’ils sont  pris ensembles, nous sommes plus vulnérables à certains moments du développement et ces effets peuvent se transmettre aux générations suivantes. Cela entraine de grandes difficultés dans les études, et donc un retard sociétal dans les législations qui ne nous protègent pas suffisamment.

Nous ne pouvons pas changer notre ADN, mais nous pouvons changer notre environnement.

Sources

1.            Hormann AM, vom Saal FS, Nagel SC, Stahlhut RW, Moyer CL, Ellersieck MR, et al. Holding Thermal Receipt Paper and Eating Food after Using Hand Sanitizer Results in High Serum Bioactive and Urine Total Levels of Bisphenol A (BPA). PLoS ONE [Internet]. 22 oct 2014 [cité 10 mai 2020];9(10). Disponible sur: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4206219/

2.            Hammel SC, Hoffman K, Lorenzo AM, Chen A, Phillips AL, Butt CM, et al. Associations Between Flame Retardant Applications in Furniture Foam, House Dust Levels, and Residents’ Serum Levels. Environ Int. oct 2017;107:181‑9.

3.            Sha B, Dahlberg A-K, Wiberg K, Ahrens L. Fluorotelomer alcohols (FTOHs), brominated flame retardants (BFRs), organophosphorus flame retardants (OPFRs) and cyclic volatile methylsiloxanes (cVMSs) in indoor air from occupational and home environments. Environ Pollut. 1 oct 2018;241:319‑30.

4.            Dewalque L, Pirard C, Charlier C. Measurement of Urinary Biomarkers of Parabens, Benzophenone-3, and Phthalates in a Belgian Population. BioMed Res Int. 2014;2014:1‑13.

5.            Mostafalou S, Abdollahi M. Pesticides: an update of human exposure and toxicity. Arch Toxicol. févr 2017;91(2):549‑99.

6.            Ashworth MJ, Chappell A, Ashmore E, Fowles J. Analysis and Assessment of Exposure to Selected Phthalates Found in Children’s Toys in Christchurch, New Zealand. Int J Environ Res Public Health [Internet]. févr 2018 [cité 10 mai 2020];15(2). Disponible sur: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5858269/

7.            Kim YR, Harden FA, Toms L-ML, Norman RE. Health consequences of exposure to brominated flame retardants: A systematic review. Chemosphere. 1 juill 2014;106:1‑19.

8.            Muncke J. Exposure to endocrine disrupting compounds via the food chain: Is packaging a relevant source? Sci Total Environ. août 2009;407(16):4549‑59.

9.            Pierozan P, Jerneren F, Karlsson O. Perfluorooctanoic acid (PFOA) exposure promotes proliferation, migration and invasion potential in human breast epithelial cells. Arch Toxicol. mai 2018;92(5):1729‑39.

10.         2016. Sixième enquête coordonnée par l’OMS sur les polluants organiques persistants (POP) dans le lait maternel: Résultats belges 2014. Rapport final. Institut Scientifique de Santé Publique (WIV-ISP), Bruxelles et Institut flamand pour la recherche technologique (VITO), Mol. 112 pp., commandée par le NEHAP belge.

11.         Mergler D, Anderson HA, Chan LHM, Mahaffey KR, Murray M, Sakamoto M, et al. Methylmercury Exposure and Health Effects in Humans: A Worldwide Concern. AMBIO J Hum Environ. févr 2007;36(1):3‑11.

12.         Li H-L, Ma W-L, Liu L-Y, Zhang Z, Sverko E, Zhang Z-F, et al. Phthalates in infant cotton clothing: Occurrence and implications for human exposure. Sci Total Environ. 15 sept 2019;683:109‑15.

13.         Rovira J, Domingo JL. Human health risks due to exposure to inorganic and organic chemicals from textiles: A review. Environ Res. 1 janv 2019;168:62‑9.

14.         Paulose T, Speroni L, Sonnenschein C, Soto AM. Estrogens in the wrong place at the wrong time: Fetal BPA exposure and mammary cancer. Reprod Toxicol. juill 2015;54:58‑65.

15.         Gaudriault P, Mazaud-Guittot S, Lavoué V, Coiffec I, Lesné L, Dejucq-Rainsford N, et al. Endocrine Disruption in Human Fetal Testis Explants by Individual and Combined Exposures to Selected Pharmaceuticals, Pesticides, and Environmental Pollutants. Environ Health Perspect [Internet]. 4 août 2017 [cité 10 mai 2020];125(8). Disponible sur: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5783658/

16.         Hass U, Boberg J, Christiansen S, Jacobsen PR, Vinggaard AM, Taxvig C, et al. Adverse effects on sexual development in rat offspring after low dose exposure to a mixture of endocrine disrupting pesticides. Reprod Toxicol. 1 sept 2012;34(2):261‑74.

17.         Moog NK, Entringer S, Heim C, Wadhwa PD, Kathmann N, Buss C. Influence of maternal thyroid hormones during gestation on fetal brain development. Neuroscience. 7 févr 2017;342:68‑100.

18.         Terry MB, Michels KB, Brody JG, Byrne C, Chen S, Jerry DJ, et al. Environmental exposures during windows of susceptibility for breast cancer: a framework for prevention research. Breast Cancer Res BCR. 20 2019;21(1):96.

19.         Bonde JP, Flachs EM, Rimborg S, Glazer CH, Giwercman A, Ramlau-Hansen CH, et al. The epidemiologic evidence linking prenatal and postnatal exposure to endocrine disrupting chemicals with male reproductive disorders: a systematic review and meta-analysis. Hum Reprod Update. déc 2016;23(1):104‑25.

20.         McBirney M, King SE, Pappalardo M, Houser E, Unkefer M, Nilsson E, et al. Atrazine induced epigenetic transgenerational inheritance of disease, lean phenotype and sperm epimutation pathology biomarkers. Óvilo C, éditeur. PLOS ONE. 20 sept 2017;12(9):e0184306.

21.         Giusti RM, Iwamoto K, Hatch EE. Diethylstilbestrol Revisited: A Review of the Long-Term Health Effects. Ann Intern Med. 15 mai 1995;122(10):778‑88.

22.         Worth A, Triebe J, Richarz A-N, Parissis N, Paini A, Lamon L, et al., éditeurs. Review of case studies on the human and environmental risk assessment of chemical mixtures identification of priorities, methodologies, data gaps, future needs. Luxembourg: Publications Office; 2016.